En quelques lignes
Né à Sofia d’un père bulgare et d’une mère française, Mario Stantchev poursuit à Lyon, où il a créé au Conservatoire le département de jazz, une carrière d’instrumentiste et de compositeur.
Sous le piano de papa
Sofia, 1948. Le bébé qui naît chez un papa pianiste et une maman chanteuse a son destin tout tracé. Jusqu’à quatre ans, tout se passe bien. Il joue tranquillement, au milieu des volumes des classiques de la littérature russe, des partitions et des journaux éparpillés par terre, sous le piano d’où sort en permanence du Chopin, du Liszt et des arrangements fantaisistes d’à peu près toutes les musiques autorisées. Ensuite, on le colle dessus. Et cela va se gâter. Car à l’adolescence, quitte à renoncer aux parties de foot dans la rue, Mario manifeste un goût prononcé pour une musique diffusée par Radio Free Europe mais peu prisée des autorités, des professeurs et des parents.
Un cadeau
C’était, jadis, l’ambassade d’Italie. En face d’un beau jardin public aux vieux arbres, le Lycée musical, avec sa façade début de siècle, est tout en volutes, recoins et terrasses vitrées. A l’intérieur, à la fin des années 60, la discipline et les passe-droits se partagent les salles avec un répertoire scrupuleusement purifié.
Une voix bien reconnaissable fait régner l’ordre. C’est par des « Ivanov (ou Petrov, ou Popov), monte me voir ! » hurlés dans les couloirs que le secrétaire de la cellule du parti communiste transmet ses consignes et convoque ses ouailles. Cette méthode expéditive est par ailleurs un excellent exercice pour l’oreille des jeunes musiciens, qui ne tardent pas à démontrer des dons éclatants d’imitation. Les « Ivanov, monte me voir ! » résonnent de plus en plus souvent ; Ivanov se précipite, chaque fois, vers le bureau du secrétaire, où il est reçu par un secrétaire de plus en plus surpris et de moins en moins indulgent, pour la plus grande joie de l’imitateur et de ses copains.
Il est normal, dans une ambiance aussi studieuse, que l’adolescent dégingandé qui s’essaie à de la musique buissonnière se fasse taper sur les doigts. A la maison aussi. A l’heure des gammes, le rappel à la raison retentit plusieurs fois par jour : « Mario, n’improvise pas !» Au Lycée, c’est une infraction passible de punition. Et elle s’abat sur lui : il est mis à la porte du Lycée.
Une exclusion, même motivée par « a joué du Gershwin », pose des problèmes de conscience. Qui l’a dénoncé ? Pas le secrétaire du parti, qui est bien incapable de reconnaître un compositeur mis à l’index. On ne le saura pas… Dans la famille, on s’interroge : comment réorienter l’élève dépravé ? Cet enfant ne sait manifestement rien faire d’autre. Tinko fait jouer ses relations. Cet apolitique se targue d’en avoir beaucoup ; en l’occurrence, il n’a pas menti, car le rebelle est réintégré. Les élèves, désormais, le protègent. « Quand le bruit courait que Mario improvisait, quelque part dans une salle de répétition, tout le monde s’entassait dans le couloir. Nous, les petits, on nous envoyait faire le guet », se souvient Yildiz Ibrahimova, la chanteuse turco-bulgare. (A cette époque, la jeune Yildiz s’appelle encore Yildiz. Plus tard, lors du « processus de renouveau national », le pouvoir socialiste l’affublera du nom très-chrétien de Suzana.)
Dans cette ruche absurde, un professeur se prend d’’intérêt pour Mario. Pendant deux ans, Anna Ilievska lui consacrera cinq à six heures par jour. C’est ainsi qu’à travers la douloureuse bataille pour la technique pianistique, elle va le gratifier d’un des plus beaux cadeaux qui se puissent faire ici-bas : apprendre à quelqu’un ce que c’est qu’un piano. Bien plus tard, lorsqu’à son tour, il sera pédagogue, il prendra la mesure du sacrifice, et s’en étonnera.
Sur le moment, ce qui l’attire, c’est les chemins de traverse. Et, d’une certaine manière, Mario a gain de cause. Son obstination, le semblant de dégel politique, l’acharnement d’Ilievska, a priori professeur d’un classicisme inexorable mais sans doute trop attentive à son élève pour ne pas s’ouvrir à ses intérêts, portent leurs fruits, et, à l’audition de fin d’année, il joue les préludes de Gershwin !
Des dictateurs harmonieux
Au Conservatoire (l’Académie nationale de musique), il picore dans l’enseignement. En direction chorale, il a pour professeur un copain de maman dont, hélas, et maman et lui ont oublié le nom. Mais la direction n’est pas sa tasse de thé. Pas plus que les disciplines dispensées, au Conservatoire comme dans tous les établissements supérieurs, et qui portent des noms exotiques : Diamat (matérialisme dialectique), histoire du BKP (histoire du parti communiste bulgare)… S’il avait bien appris ses leçons de matérialisme dialectique, peut-être ses compositions s’organiseraient-elles de manière plus scientifique, se demande-t-il toujours.
En harmonie, en revanche, Mario s’en donne à cœur joie. Elle est enseignée par le compositeur Parashkev Hadjiev, gloire nationale et sacré personnage. Pour ses noces successives, à partir de la huitième (il s’est marié douze fois), il a bénéficié d’une dérogation spéciale du parti. Au Conservatoire, c’est un monstrueux dictateur qui terrorise les cent élèves de son cours magistral. Son cours l’ennuie, son auditoire l’exaspère. Et quand il est exaspéré, c’est-à-dire souvent, il encourage l’étudiant pétrifié par le problème harmonique qu’il a sous les yeux par des qualificatifs parmi lesquels le plus doux, « crétin », revient avec le plus de régularité. Ensuite, dégoûté mais toujours impérieux, il prononce du bout des lèvres : « Stantchev », ou « X ». A tour de rôle, tel le champion de boxe marchant vers la victoire, les champions du combat d’harmonie Mario et X s’avancent d’un pas élastique vers le tableau. Une fois le problème résolu, le terrible Barbe bleue de la musique bulgare, grand compositeur et, dit-on, ami de Kodaly, ne s’ennuie plus, mais relance un défi, puis un autre, avec une intelligence et une passion qui ont laissé chez Stantchev des empreintes durables. Chez X, que les problèmes harmoniques amusaient tout autant mais qui a malheureusement vendu son âme au régime, nous ne voulons pas savoir quel souvenir elles ont laissé.
D’autres grands personnages de ces temps-là, Mario en côtoie à la cantine. Celle du Théâtre national, une des meilleures de Sofia. Par dérogation spéciale (les relations de Tinko !), l’étudiant maigrichon y déjeune tous les jours. Des ministres, des intellectuels patentés, des directeurs de tous les secteurs de l’économie, des individus qui en font trembler beaucoup d’autres y ont leurs tables réservées. Quelle surprise l’ex-étudiant dûment remplumé n’aura-t-il pas, vingt ans plus tard, en lisant Le Maître et Marguerite, lorsqu’il reconnaîtra, dans le Griboïedov (le restaurant de la Maison des écrivains), la description par anticipation de la cantine du Théâtre national bulgare et de son patron, qui, s’il n’a pas le physique de pirate de l’Archibald Archibaldovitch de Boulgakov, en a la présence altière et la réussite culinaire !
Vers la fin du Lycée musical, Mario commence à trouver des engagements. Fils d’un pianiste mercenaire et d’une chanteuse qui est retournée entre-temps dans sa France natale pour louer sa voix aux chœurs du Grand Théâtre de Nancy, il sait que tout cachet est bon à prendre. Rock, musique tsigane, folklore urbain, musique classique, musique (aujourd’hui défunte) « de salon », piano-bar, musique de scène dans des pièces de théâtre…
À vingt-deux ans, il crée le Mario Stantchev Quartet, avec Vlaio Vlaev (sax ténor), Krum Kalatchev (batterie) et Todor Shikov (basse électrique). Yildiz Ibrahimova fera avec eux sa première entrée dans le jazz. Et il rejoint le quartet du flûtiste Simeon Shterev, créé sous le nom de « Fokus ‘65 » dix ans auparavant par Miltcho Leviev. Ce dernier vient de s’enfuir aux USA pour rejoindre le Don Ellis big-band comme pianiste et arrangeur.
Il entame aussi une petite carrière d’interprète classique en jouant en duo avec sa femme, Silvia, violoncelliste à la Philharmonie de Sofia.
En 1972, il prend une année sabbatique au Conservatoire et part en Finlande. « Je voulais essayer le sauna et gagner un peu d’argent. » En jouant dans les hôtels de luxe, il gagne en effet de quoi s’acheter ce qui sera le premier Fender en Bulgarie – et peut-être dans les Balkans !
Pour son diplôme, en digne fils de Tinko Stantchev – que personne n’a jamais vu qu’élégamment habillé ou, à la rigueur, totalement dévêtu – il est en queue-de-pie. Il dirige le Dies Irae du Requiem de Mozart (solistes, choeur et orchestre du conservatoire). Mais la direction n’est décidément pas sa tasse de thé… même si le prof de direction chorale est un ami de maman dont ils ont l’un et l’autre, hélas, oublié le nom.
Tsigane baroque
Le jazz gagne des points à l’Est, Bulgarie comprise. Pour les jeunes jazzmen, c’est l’aubaine. Mario travaille beaucoup. Il joue régulièrement à la radio et à la télévision, les projets se multiplient. Il prépare la chanteuse Kamelia Todorova pour le concours de jazz de Lublin, en Pologne, où il accompagne au pied levé la légendaire Sheila Jordan. Avec Simeon Shterev, ils forment un duo de musique baroque et jazz.
Les tournées en province lui ouvrent les yeux sur des réalités dont personne ne parle et que l’« élite » (dont il fait partie, comme tous les diplômés de la capitale) ne connaît pas. Après le spectacle, dans les appartements aux portes bien closes, devant un verre de vin, les provinciaux racontent un quotidien à la merci des caprices des plans quinquennaux. A Blagoevgrad, par exemple, ville de moyenne importance à moins de 100 kilomètres de la capitale, il ne s’est pas vendu de viande pendant deux ans.
Mario occupe, en même temps, une fonction administrative, son affectation officielle à la sortie du Conservatoire. Il est censé superviser les orchestres tsiganes et veiller, notamment, aux quotas de genres musicaux : tel pourcentage de variétés, tel autre de folklore… Ni le ministère de la Culture ni, encore moins, les orchestres tsiganes n’en pâtiront. Les marginaux l’ont toujours eu à la bonne – un autre héritage familial. Son père attirait comme un aimant les déclassés, les fantasques, les fous, et il avait pour surnom dans sa jeunesse « le beau tsigane ».
Il fait aussi partie du quartet de Konstantin Nossov, trompettiste russe qui aime proclamer haut et fort son plus grand titre de gloire, à savoir qu’il est le seul musicien de l’Est à figurer dans l’Encyclopedia of Jazz de Leonard Feather. Marié avec une Bulgare, Nossov a gardé pure sa généreuse âme russe. Après les concerts, il invite les copains chez lui. Nossov écoute Vissotsky et Okoudjava en pleurant, les copains mangent du caviar à la louche, l’épouse bulgare de Nossov regarde fondre les stocks de caviar.
Les Martiens débarquent à l'Est
En 1977, Mario est invité au Warsaw Jazz Jamboree. Il ouvre des yeux ronds : il y entend et y voit, en chair et en os, Freddy Hubbard, le big-band Toshiko Akiyoshi-Lew Tabackin avec Randy Brecker… des entités et des êtres dont il est persuadé qu’ils sont de nature extraterrestre.
Un soir, à l’Aquarius, club situé en face du palais de la culture stalinien où se déroule le festival, les extraterrestres jamment. Les voilà qui font une pause – les Martiens aussi s’alimentent. Mario se met au piano. Cela marche bien. Il ferme les yeux. Puis, peu à peu, il prend conscience qu’il n’est plus seul à jouer : la batterie l’appuie en douceur, d’autres instruments entrent, l’un après l’autre… L’Aquarius est équipé, chose rare pour l’époque, d’un circuit vidéo. Les Martiens, qui l’ont entendu dans une autre salle, ont abandonné leur dîner et l’ont rejoint. Ce sont en fait des humains, se dit-il.
Le crime était plus que parfait
Dans ce petit pays, plusieurs festivals de jazz se créent : Sofia, Russe… Non sans quelques précautions. Petit pays, oui, mais grrrrrrande orthodoxie ! A Sofia, le comité de sélection se donne pour président un chanteur de variétés bien vu du pouvoir ; le nom même du festival fait l’objet d’une semaine de discussions et de supputations stratégiques. « Revue de l’art jazzistique », plus didactique et moins revendicatif que, par exemple, « festival de jazz », est retenu.
Mario est un invité de marque. Pour la deuxième édition, il fait la Une du quotidien Kultura. En 1980 y sera créée la pièce Portraits pour piano, percussions et ensemble à vent, dirigée par le chef de la Philharmonie de Sofia, Dimitar Manolov (le compositeur au piano).
Paradoxalement, c’est aussi la période où entre le pouvoir et Mario, la tension s’installe. Plus sa notoriété augmente, moins on lui permet de quitter le territoire (111 000 km²) national. Les relations de Tinko n’y peuvent rien. D’ailleurs, elles n’empêchent pas que Tinko lui-même, ou plutôt son système pileux, ne subisse un abominable outrage. Lors d’une des campagnes contre les sirènes du goût occidental, Tinko est forcé de se raser la moustache.
Micheline revient batailler en Bulgarie. Elle soumet les services de délivrance des visas à un feu nourri. Rien n’y fait. Pourtant, elle a des arguments convaincants. Au général Nechev, instance suprême de l’annexe du ministère de l’Extérieur de sinistre mémoire située au pont-aux-Lions, elle fait valoir : « La France, c’est ma patrie, et j’ai élevé mon fils pour que ce soit aussi la sienne. Vous vous imaginez si vous, on ne vous laissait pas repartir au village ? »
En 1975, Mario accompagne le chanteur Emil Dimitrov, star absolue des variétés des pays de l’Est. Le contrat pour une grande tournée en Union soviétique est signé. Deux jours avant le départ, appel paniqué d’Emil Dimitrov : « Tu ne viens pas, tu es interdit. Mais qu’as-tu donc fait ?! Qu’est-ce que tu nous caches ?! L’URSS, tout de même… tout le monde y a droit, même les pires criminels… »
L’inexplicable malédiction dure pendant cinq ans. Il ne peut honorer aucune invitation – à l’Ouest, n’en parlons même pas…
Cependant, Micheline fomente un coup fumeux. Puisque son fils ne peut pas sortir du pays par les voies normales, elle le fera évader. Son plan, tout simple, est parfait, mais toute Mata Hari a besoin d’alliés. La conspiration rate une première fois. Elle finit par trouver de vrais chevaliers sans peur et sans reproche : deux de ses collègues du théâtre de Nancy.
Frisettes en dièze
Francine Farley et Albert Fesquet vont faire, cette année-là, un grand et rapide périple Nancy-Istanbul-Nancy dans l’automobile d’Albert, un peu poussive mais somme toute fiable. Albert, qui n’est pas un agent secret professionnel, n’a pas pensé à faire réviser l’élément logistique majeur qu’est le véhicule, qui en profite pour tomber en panne sur la route de Belgrade. Finalement, tout rentre dans l’ordre, la voiture repart et arrive à Sofia.
Ils emmènent à leur bord le journaliste Bertrand Hertz. C’est le sosie de Mario, à deux détails près, les cheveux et le teint, les premiers très bouclés, le second hâlé. Mario s’assoit sur ses principes de mâle levantin et passe sa dernière nuit en Bulgarie la tête hérissée de bigoudis ; au matin, une touche de fond de teint vient parfaire la métamorphose. Rendez-vous est pris au bord d’un trottoir du centre-ville dont Francine, Albert et Bertrand ont appris la topographie par cœur. Bertrand descend de la voiture, fait le tour de la place, s’approche négligemment d’un kiosque à journaux, passe derrière. La silhouette de jeune homme frisé à lunettes et en jeans qui sort de l’autre côté du kiosque n’appartient plus à Bertrand.
Mario s’approche de la voiture et se penche vers la portière, Francine lui demande « C’est toi Mario ? » et lui ouvre. Il s’assied à l’avant pour indiquer la route vers la frontière turque. Albert démarre.
Sur la placette, un homme âgé essuie une larme. C’est le père de Silvia, seul Bulgare mis au courant de l’aventure.
Sortis de Sofia, Mario s’installe à l’arrière, chausse les lunettes de Bertrand et se plonge dans l’étude de son passeport. Francine l’interroge : « Où es-tu né ? – A Issy-les-Petits-Moulins ! » Issy-les-Moulineaux, autrement dit.
Six heures plus tard, ils sont au poste-frontière. Ils ont prévu d’arriver en plein boom de vacanciers… mais il n’y a rien qu’un camion, un seul. Un tout jeune soldat engoncé dans son uniforme s’avance vers eux. Francine, lorsqu’elle répétait ce qu’elle pressentait comme le plus beau rôle de sa vie, n’a pas oublié les accessoires : soigneusement maquillée, en robe légère, elle incline le buste pour tendre, d’un geste large, un paquet de bonbons à ses compagnons et au soldat, ce qui a pour effet de donner de l’ampleur à son décolleté. Le soldat rougissant prend les trois passeports, les fait tamponner et les rapporte. Aussi simple que ça.
Côté turc, la comédie se poursuit. Vroum, pouf, poufff, à deux pas de la guérite, la voiture cale. Affalé sur sa chaise, le garde-frontière moustachu et ventru agite mollement un éventail d’une main ; lentement, l’index de l’autre main se lève, pointe l’auto, puis l’endroit précis où elle doit s’arrêter. Trois prières muettes parviennent au cœur du véhicule, qui, sur un hoquet, redémarre, avance de trois mètres et s’arrête docilement à l’endroit indiqué.
Le garde-frontière ne daigne pas se lever. Il ne semble pas s’intéresser aux deux hommes et ne les dévisage pas. Au décolleté de Francine, il adresse une question : « Madame, deux monsieur ? », et, en soupirant mais sans examiner les passeports, les lui rend.
Sur la route d’Istanbul, Mario balbutie : « Je n’arrive pas à le croire… Je suis libre ? Si je ne me retenais pas, je chanterais la Marseillaise ! » Qu’à cela ne tienne. De mâles accents de baryton et de fiers éclats de soprane s’élèvent, triomphants, au-dessus des terres turques.
Or il se trouve qu’en Turquie, ce n’est pas le calme plat. L’homme libre constate que l’aéroport d’Istanbul est cerné de blindés. Non, il n’est nullement en cause et prendra son avion comme prévu. Il s’agit juste des prémisses du coup d’Etat militaire du 12 septembre 1980.
A Sofia, Bertrand déclare au bout d’une semaine la « perte » de son passeport et rentre sans encombre en France, tandis que Mario arrive à temps à Nancy pour Jazz Pulsations, et assure son solo en première partie du quartet de Dexter Gordon, dans la jolie salle Poirel.
Un bonheur ne venant jamais seul, Mario se convainc à cette occasion que les dieux du jazz, loin de s’en foutre, entendent sa musique, même lorsqu’il se laisse aller à des trucs pas très jazz, comme dialoguer avec les cloches de l’église. Les gars de Dexter Gordon qui remballent leurs instruments en coulisses s’immobilisent, s’approchent de la scène et envoient quelques « yeah man » gutturaux qui sonnent aux oreilles de Mario comme autant de bénédictions.
A peine quelques jours plus tard, il décroche un job : une tournée d’accompagnement d’un chanteur. En cette douce fin d’automne, la camionnette roule pépère sur les belles routes de la France profonde, le contrebassiste, monsieur Petit, est gentil comme tout, Mario fait le touriste, et la vie est pleine d’intérêt. Un seul bémol : la vallée de la Loire est plongée dans une brume opaque et les châteaux sont invisibles.
Entrechats biaisés
Silvia, qui a réussi à obtenir un visa par la grâce de quelque distraction administrative, est en France depuis un mois. Elle intègre l’Orchestre de Lyon. Le couple s’installe donc dans la capitale de la soie. Commence alors pour Mario une fantastique carrière d’accompagnateur de la classe de danse du Conservatoire de Lyon.
Lucien Mars a tout du maître de ballet du XVIIIe siècle : droit, strict, sévère au point de diriger de tendres jeunes filles à la baguette, une vraie baguette en bois. Il se montre bien sûr horrifié par toute expression de la modernité. Mario aligne les morceaux obligés de cours de danse, mais ne peut s’empêcher de glisser frauduleusement des petites notes froufroutantes de-ci, de-là, tout le plaisir consistant à faire passer la musique dissidente sans qu’elle se fasse remarquer. Mais voilà que le pianiste devient papa, et devant ces nouvelles responsabilités familiales, il décide de ne plus risquer son emploi. Il cesse, du jour au lendemain, tout grand écart de la partition.
A sa grande surpirse, Lucien Mars l’apostrophe : « Mais pourquoi, Mario… ?! » Ainsi donc, la conversion s’était faite en douceur…
Les danseuses n’ont pas attendu d’être converties, elles viennent en charmante bande à ses concerts. Car Mario ne se contente pas du brillant accompagnement d’entrechats. Il participe à l’aventure de l’Ecole de musique de Villeurbanne, sous l’égide du compositeur Antoine Duhamel, et commence à nouer ses premières amitiés musicales françaises.
Le dur métier de prof
Mario fait partie de la première fournée des CA (certificat d’aptitude). Déclaré apte, il est lancé sans ménagement dans la carrière exaspérante de l’enseignement. Il crée, en 1987 (après quatre ans d’une petite classe de piano-jazz), le département de jazz du CNR, qu’il dirige pendant quelques années – avec l’aide de quelqu’un de plus organisé que lui, Fred Vachet.
L’enseignement aussi réserve des surprises et possède des séductions auxquelles les plus rétifs peuvent succomber. D’ébahissements devant des talents innés en plaisir de partager, Mario y prend goût. Plusieurs de ses élèves – Franck Avitabile, Olivier Truchot, Laurent Assoulen, Yannick Chambre… – ont déjà fait la preuve d’un beau talent.
Un élève, étonné de le voir tout réinventer chaque année, le force à coucher par écrit quelques-uns de ses enseignements. Trois méthodes de piano-jazz voient le jour grâce à l’obstination d’Armand Reynaud.
Suite française
Depuis son arrivée, Mario a trouvé en France des amis fidèles et des appuis durables. Parmi les musiciens bien sûr, mais aussi des journalistes, des mécènes et des gens doués du précieux sens de l’organisation.
Les premières années de Mario à Lyon coïncident avec la fondation, par François Lubrano et Jacques Helmus, de l’Aimra. La collaboration avec cette association, appelée à jouer un rôle important dans les milieux du jazz des années 80, amène Mario à rencontrer des musiciens comme Steve Swallow, Adam Nussbaum, John Scofield, Michael Brecker, Bill Dobbins, Daniel Humair, Michel Perez, Riccardo Del Fra, Peter Gritz, Jean-Louis Almosnino…
Le critique Xavier Prévost le remarque dès 1981 au festival de Nice aux Jardins de Cimiez, où Mario joue en trio (Hervé Czak à la contrebasse). Il est programmé en 1981 par Jean-Paul Bouteiller à Jazz à Vienne in extremis en première partie de Dizzie Gillespie…
Claude Carrière et Jean Delmas l’invitent à plusieurs reprises dans leur émission historique Jazz-Club sur France Musique.
En 1985, il joue au festival de Vienne en trio avec André Ceccarelli et Cesarius Alvim (grand amateur du Sacre du Printemps !). En 1985-1986, il forme un quartet avec Laurent Blumenthal, Gil Lachenal et Alain Dumont, et fait partie, avec Dominique Di Piazza, du quartet de Michel Perez. Cette même année, Un certain parfum, avec Daniel Humair et Mike Richmond, est enregistré grâce au soutien de l’Aimra et de Pierre-André Pitance.
C’est aussi une époque où il se lie d’amitié avec deux merveilleux pianistes. Il rencontre régulièrement Michel Petrucciani en Ardèche, chez Manu Roche, où a lieu plus d’une soirée mémorable. Et Martial Solal, dont il interprète les pièces pour piano et orchestre d’harmonie et à qui il envoie quelques-uns de ses meilleurs élèves, et qui par la suite l’honorera de son amitié et de sa confiance en l’invitant dans le jury du concours de piano-jazz qui porte son nom.
En 1989 sort Sozopol, un disque en hommage à un grand ami, Tony Machev, navigateur et danseur que la maladie allait emporter trop tôt, et dont la maison sur la côte d’Azur porte le nom d’une ville de pêcheurs au bord de la mer Noire (coproduit encore une fois par Pierre-Eugène Pitance, et enregistré au studio Acoustie, Paris).
Géorgiques
La collaboration avec l’Aimra se poursuit. Kaleidoskope, assemblage de morceaux joués dans la joie de la rencontre avec des jazzmen de toute obédience, est enregistré à New York en 1992.
En 1995, l’International Jazz Association de Dave Liebman l’invite à donner des master class à la New School of Music. Comme il se demande ce qu’il va pouvoir apporter de neuf dans ce Saint des saints du jazz, Mario se souvient qu’il a dans sa besace quelques mesures irrégulières de musique bulgare qui pourraient bien donner du fil à retordre aux New-Yorkais les plus virtuoses. Le calcul se révèle bon… Il enchaîne sur une participation à Newport in New York.
Mario, qui n’a rien renié de sa formation classique, fait des incursions du côté de la musique contemporaine. Avec l’ensemble 2E2M, il joue, sous la direction de Paul Méfano et Claude Ballif, une pièce « pour trombone solo et petite formation contemporaine ». Au festival d’Evian, il interprète, avec l’ensemble Intervalles et le compositeur, Strawa no sertão d’Hermeto Pascoal.
L’ensemble Intervalles lui commande une composition, ce sera Collages pour voix corses et ensemble contemporain (créé par Intervalles et le groupe vocal corse Donninsulana). Le Festival de Die de 1994 lui passe commande d’une pièce : Suites Est-Ouest pour voix bulgares et ensemble de jazz.
Cette pièce est notamment reprise lors d’un concert à Tbilissi en 1997, dans la salle de la Philharmonie de Tbilissi, où Mario dirige depuis le piano un bel ensemble aux couleurs hétéroclites : une chorale masculine d’une soixantaine de Géorgiens, plus un trio féminin bulgare, plus un groupe instrumental géorgien… C’est Vakhtang Kakhidze qui engage Mario, et qui le reçoit dans sa grande famille chaleureuse. En Géorgie, on le sait, l’on perpétue comme nulle part ailleurs l’art du toast. En l’honneur des invités, les toasts sont bilingues géorgien-anglais, Vakhtang assurant la traduction. Mario et le très britannique pianiste Bill Lovelady s’y essaient. Mais les convives, miséricordieux, les font se rasseoir.
Big-band et oud
Lors d’une tournée au Maroc avec le big-band du conservatoire de Lyon, à Mekhnes, avant le concert, Mario discute avec le gars qui balaie la salle. Quand il ne joue pas du balai, il joue du oud. « Et pourquoi ne pas vous joindre à nous ce soir ? » Le balayeur est horrifié : « Pas devant les chefs ! » Mais, le soir, Mario l’aperçoit dans la salle, avec son oud. Il l’appelle sur scène et lui montre le mode. Immédiatement, il le chope. Qui a dit qu’un big-band, ça déferle ? On a entend,u ce soir-là, un big-band accompagner avec toute la délicatesse voulue un oud acoustique dans Night in Morocco.
Les salons de musique
Au milieu des années 1990, Mario trouve un nouveau port d’attache, Salon-de-Provence. Il commence à donner des cours à l’IMFP, et, très vite, se lie avec le grand ordonnateur du lieu, le trompettiste Michel Barrot. Sous sa direction, il fait deux tournées avec le big-band Provence-Côte-d’azur. Il rencontre par son intermédiaire des gens qui vont compter pour lui, et les tournées s’enchaînent, avec Toots Thielemans par exemple.
A Salon, dans le bouillonnement de l’IMFP, des professeurs s’enthousiasment pour la musique de Mario. Ils ont des projets en commun, ils travaillent ensemble à l’IMFP comme ailleurs et sous les Tropiques : à la Martinique, ils contribuent à l’ouverture de l’Ecole de musique de Saint-Esprit.
De répétition en voyage et en concert, les envies se précisent, et en 1997 se forme le Mario Stantchev Sextet, avec Michel Barrot, Roger Nikitoff, Francesco Castellani, Alain Couffignal et Gérard Guerin. Ils sillonnent le sud de la France, et ont rapidement 200 concerts à leur actif. Un premier disque du Sextet sort en 2003, Priyatelstvo. Avec toutes les embûches qui guettent un ramassis de fortes personnalités et les péripéties que sème le destin sur le chemin d’un disque. Le pire drame reste le rendez-vous pour l’enregistrement, en pleine Auvergne, quand le sextet se rend compte que dans le studio d’enregistrement, il n’y a pas assez de place pour disposer les instruments… C’est la débâcle. A 3 heures du matin, sans se donner rendez-vous, ils se retrouvent tous errant dans le hall de l’hôtel. Un conseil de guerre se tient immédiatement… et l’histoire est relancée, le disque se fait ailleurs… Au fait, “priyatelstvo”, ça veut dire amitié, en bulgare.
Le deuxième disque du Sextet, Kukeri, sort en 2006, fort bien reçu par la critique lui aussi. La section rythmique a changé, il y a à présent Didier Del Aguila et Jean-Luc Di Fraya.
Et maintenant ?
Et le New Trio, me direz-vous ? Et les concerts de Mario en solo, ces derniers temps ? Ben… allez donc voir la page Concerts ! Car pour ce qui est des anecdotes, on s’arrête là, pour l’instant.